Page 232 - 1
P. 232

Fernand Braudel
                232                                                   Carmelo Trasselli


                   Car Carmelo Trasselli n’est pas seulement l’historien attentif d’une
                Sicile exceptionnelle, il se sert de son observatoire pour saisir à pleines
                mains  le  destin  du  monde.  Sa  maison  d’histoire  a  des  étages,  elle
                s’ouvre sur des vues lointaines, un vaste panorama. Et il lui arrive ce
                qui est arrivé à Armando Sapori, à qui la Toscane livra l’Angleterre et
                la vaste Europe médiévale. De sa Sicile bien aimée, Carmelo Trasselli
                voit beaucoup plus loin que l’île aux couleurs multiples, pas moins
                que l’Europe entière, avant, pendant, après sa “modernité”. Et cette
                Europe, vue d’un observatoire si rarement utilisé par la grande his-
                toire, prend des teintes nouvelles, s’ouvre à des compréhensions iné-
                dites. Il y a eu, pour son auditoire de Paris, l’enchantement d’un dé-
                paysement, d’un brusque changement de coordonnées.
                   Tout cela d’autant plus spectaculaire que la Sicile est un observatoire
                merveilleusement placé. Au XV  et XVI  siècle, «elle était au centre de
                                                      e
                                              e
                toutes les stratégies politiques et économiques de la Méditerranée, elle
                regardait à la fois dans toutes les directions... Il suffira de dire, explique
                d’entrée de jeu Carmelo Trasselli, que le salpêtre sicilien était demandé
                par  Henri  VIII,  roi  d’Angleterre;  que  Jacques  Cœur  envoyait  ses  ga-
                léasses en Sìcile; que la France, comme premières étapes sur la voie du
                Levant, établissait des consulats à Palerme et à Messine; que la colonie
                anglaise  de  Messine,  au  XVI   siècle,  continuait  ses  affaires  avec
                                              e
                Londres; enfin que la conquête de Grenade, en 1492, par Ferdinand le
                Catholique – bien que Laredo Quesada, professeur à l’Université de Val-
                ladolid, en donne toute la gloire aux sacrifices des Castillans – se fit en
                fait au moyen de l’or qui, en bonnes monnaies, était versé par les Etats
                musulmans d’Afrique du Nord, lorsqu’ils achetaient le blé sicilien. C’est
                le roi lui-même qui a écrit qu’il se proposait de vaincre les Musulmans
                d’Espagne grâce à l’or des Musulmans d’Afrique».
                   Le voyage en Sicile offert à ses lecteurs ou à ses auditeurs par Car-
                melo Trasselli les convie à regarder un paysage nouveau, ou, d’un œil
                neuf, un paysage ancien. Est-il problème plus passionnant, plus dis-
                cuté que la naissance de la bourgeoisie? Alors allons à Messine qui vit
                comme «une république bourgeoise, une sorte d’enclave républicaine
                dans la monarchie et qui, exemple unique en Sicile, aspirait à une
                vraie domination sur le territoire avoisinant». Voulez-vous comprendre
                les voies d’un premier capitalisme exploitant les possibilités interna-
                tionales de son temps, en Méditerranée? Suivez la politique des Génois
                posant leurs jalons en Sicile, achetant les meilleures terres à blé de
                l’île, sur le routes du Sud, exportant leur production céréalière dans
                l’actuelle Tunisie pour mettre la main sur le plus sûr levier du grand
                commerce du temps, l’or du Soudan, acheminé vers les ports d’Afrique
                du Nord.






                Mediterranea - ricerche storiche - Anno XIX - Aprile 2022
                ISSN 1824-3010 (stampa)  ISSN 1828-230X (online)
   227   228   229   230   231   232   233   234   235   236   237